L’Église de Louis-Ferdinand Céline : le tapuscrit d’une version primitive
Une première version de L’Église de Louis-Ferdinand Céline
par Guy Barral
Joseph Delteil dans Le Sacré corps (p. 204) évoque un repas avec Céline sur les quais de Paris. Il s’agissait de voir si Caroline Delteil (Caroline Dudley, la créatrice de La Revue Nègre) pouvait monter L’Église à New-York.
Deux événements marquent la rencontre.
D’abord le (bon) conseil de Céline :
« Vous feriez mieux, vous deux, d’aller tenir un bordel à Changaï… »
Puis le don à Caroline d’un tapuscrit de L’Église.
Pourquoi le tapuscrit, et non le livre paru chez Denoël en 1933 ? Mystère.
Delteil situe la rencontre en 1939, sans doute pour terminer son récit sur la déclaration de guerre. En fait, il est probable qu’il faille situer ce repas en 1935, voire avant, le tapuscrit pouvant être daté de 1927 ou 28.
La pièce n’a été ni traduite ni représentée aux États-Unis.
Contrairement à ses habitudes, Caroline n’est pas intervenue sur ce texte avec son traditionnel crayon vert.
Le tapuscrit
Ce tapuscrit (en abrégé T suivi du numéro de page) de 209 feuillets de 27 cm, brochés, dactylographiées sur le seul recto + 2 feuilles volantes a été conservé par le couple Delteil et racheté après la mort de Caroline par un libraire montpelliérain auprès duquel je l’ai acquis vers 1994.
La première feuille volante est la Préface telle qu’elle figure en tête de l’édition Denoël, dont la signature dactylographiée est biffée et remplacée par le monogramme L.F.C. manuscrit par Céline
La seconde est l’avant dernière page d’un autre tapuscrit (sur un feuillet de 33 cm numéroté 308) intégrant l’entrée finale de la petite Janine et de son revolver. Elle porte au crayon la mention : « Nouvelle version » et une correction manuscrite remplaçant : « un agent de police de la banlieue » par : « le gardien du square ».
Les didascalies sont partout soigneusement soulignées au crayon rouge.
Les quelques notes qui suivent ne prétendent qu’à lever quelques lièvres à propos de cette version primitive de L’Église.
Un texte très amendé
La collation de ce tapuscrit avec l’édition Denoël de 1933 (en abrégé D suivi du numéro de page) montre que le texte a été très minutieusement revu avant l’impression.
Sur les 212 pages de l’édition Denoël, 116 d’entre elles (presque 55%) on reçu un ou plusieurs changements par rapport au tapuscrit (en tout, autour de 500 variations du texte, sans compter celles concernant la ponctuation qui mériteraient une étude séparée).
Tous les actes n’ont pas été repris avec la même intensité. Le premier acte est celui qui a été le plus retouché (82 % des pages font l’objet d’au moins une correction).
L’acte IV (dans le bistrot de Pistil) a lui aussi été fortement retouché (55% des pages), mais tous les actes ont été modifiés : 48% des pages pour l’acte II, 36% pour l’acte III, et 50% pour le dernier acte.
La structure de la pièce (en dehors de la « révolte » de Janine in fine) reste la même, mais le dialogue change parfois de tonalité.
Amplification
Un essai de typologie des 130 variantes de l’Acte 1 est très symptomatique. 87 fois, Céline rajoute du texte, 38 fois il modifie un ou plusieurs mots, 5 fois seulement il supprime du texte.
Même chose dans les autres actes. Le texte imprimé est donc amplifié, explicité par rapport à celui du tapuscrit.
Une constatation similaire a été faite par Henri Godard sur les manuscrits et tapuscrits du Voyage.
Et Bardamu devient Ferdinand
On sursaute à la lecture du tapuscrit lorsque, à l’acte IV (D204, T173), Véra interpelle Bardamu :
Non; mais écoutez, voyons, René …
Ainsi donc, Bardamu, c’est d’abord René. Entre les deux versions, l’écriture du Voyage a fait de Bardamu le locuteur, et Céline lui a donné son propre prénom, Ferdinand remplaçant le très littéraire René, rejetant par là même Chateaubriand dans les coulisses de la création.
Profitons de ce changement de prénom pour remarquer quelques changements dans le caractère de Bardamu.
Le simple « Vous êtes inquiet » de Vera remplace un « Vous avez de l’esthétique » à coup sûr moins prosaïque.
La réponse de Ferdinand se fait elle-même un ton plus bas, modifiant sa recherche de la « beauté » (absolue) en « harmonie », plus relative, et quelques répliques plus loin, en simple « repos ». « C’est un grand luxe, la beauté que vous donnez » devenant « le repos que vous donnez. »
Et lorsqu’ils s’embrassent (D208) une phrase assez sibylline de Bardamu laisse la place à une semi-banalité.
« Evidemment ! Je comprends bien ! Vous êtes dans le vrai profond, comme toujours ; vous êtes nées dans le vrai, vous autres, dans le vrai politique ». (T177)
devient:
« Je ne sais pas dire autre chose et pourtant, c’est autre chose. » (D208)
Peut-être aussi un embarras de Céline pour les scènes d’amour. En tout cas, une autre phrase à consonance féministe, dite par Vera cette fois est supprimée à l’édition. Après « Ici, je ne connais pas assez de monde » elle continue dans le tapuscrit : « et puis, les hommes, ici, n’ont pas de respect pour les femmes. Vous ne voulez pas venir avec moi ? »
La réponse de Bardamu est atténuée dans la version D209 en rajoutant deux fois « Si tu peux » :
« Eh bien ! vas-y et puis, reviens si tu peux dans un an ! Si tu peux… »
Une autre phrase assez curieuse est retirée à l’édition (et les suppressions sont assez rares pour être significatives), à la fin de la tirade sur la manie des écrivains de se faire photographier (D107 / T84) :
« Non, hein? Tenez, si on les laissait faire, ils feraient hosties à leur nom sur un bureau transformé en tabernacle, tellement ils l’adorent leur chère écriture bien à eux. »
Quelques autres changements de noms :
Le plus important est celui qui affecte Yudenzweck (D138 et sq). Monsieur MOSAÏC l’appelle Ludwig dans le tapuscrit, et Alexandre dans le texte édité. Dans la vraie vie, Ludwig était le prénom de Ludwig Rajchman, le patron de Céline à la S.D.N.. La référence étant sans doute trop explicite, Céline remplace ce prénom par celui d’Alexandre, qui est, comme par hasard, le prénom du père de Rajchman. (Dans À l’agité du bocal, Sartre est de même rebaptisé Jean-Baptiste qui est le prénom de son père)
Autres variations de nom, de moindre importance :
D40 : Mme s’habille à Méroze et non plus à Redon, qui d’ailleurs en D228 se transforme en Karamach-sur-Ondes.
D92 : Chartier cité par Bardamu dans sa tirade gastronomique, devient Dupont (allusion que je ne décrypte pas)
Tout au long de la pièce, Tchouco-Mall-Bromo-Crovène devient Tchouco-Maco-Bromo-Crovène (pour la tonalité?)
Enfin, plus amusant, en D184, à propos du salaire des policiers, Maurice Chevalier remplace Mistinguett comme échelle des valeurs.
Vers le parlé écrit
C’est sans étonnement qu’on constate que de très nombreux changements sont faits dans la ponctuation (si nombreux que je ne les ai pas comptabilisés).
Par exemple (D20) la tirade de Tandernot Alors, tu vas rester… sans changer un mot du texte change radicalement de rythme. Alors que les trois longues phrases du Tapuscrit sont clôturées chacune par un point, le texte imprimé comporte sept segments accentués par sept points d’exclamation.
Il y a là évidemment la volonté d’une élocution hachée, rythmée, reflet d’une oralité assez vive pour tenir l’auditeur (le lecteur) en haleine : comme dans la vraie vie.
Explicite, voire redondant
Un des buts des changements du texte vise à le rendre plus explicite, par des précisions ou redondances propres à la langue parlée.
Par exemple, en D26 dans la tirade de Pistil « Faut que j’en profite »… apparaissent plusieurs chevilles (n’est-ce pas ; marre! ; alors ; qui c’est qui;…) comme des respirations, et des redondances : répétition de ces routes, rajout de qui se les tape, …
De même, toujours pour Pistil (c’est surtout sur lui que porte le besoin de langage parlé) en D53, pour accentuer sa haine des colonies, après comment que j’y foutrais le feu, moi, aux colonies! Céline en rajoute et finit la tirade sur un crescendo : A toutes vous m’entendez! A toutes! Qu’on n’en parle plus! Jamais!
En D206, c’est le contraire et Véra est censurée. En définitive, en faisant l’amour devient plus pudiquement en faisant ce que vous savez.
Parfois aussi, ces ajouts ont un but humoristique.
Comique de répétition quand (D121) la voix off énonce clairement que la paix durable repose sur la confiance dans la déclaration des décès!
Ou lorsque Bardamu rajoute : Et encore les agonies il n’y a pas d’imprévus… (D190)
Variantes politiques et économiques
Une autre catégorie de variantes porte sur la politique et l’actualité économique.
Les corrections politiques portent surtout sur la vision de l’Afrique.
Ainsi en D22, Tandernot reproche à Pistil d’avoir fait piller un village par ses tirailleurs, « que la France vous confie pour leur sauvegarde ». Le texte initial portait : « pour votre garde ». Brusque renversement !
Il est vrai qu’en D24, le même Tandernot, se lamentant toujours contre Pistil l’accuse maintenant de compromettre vingt ans d’efforts héroïques pour coloniser la Bragamance. Ces efforts héroïques n’apparaissaient pas dans le premier jet de L’Église.
En D49 les treize mille habitants qui demeurent à Clapouti dans le tapuscrit deviennent treize mille blancs à l’édition. Manière d’insister sur le fait que seuls comptent les blancs ?
Quant au Nègre qui paraît sur scène en D54, il était d’abord qualifié de Noir dans la première version.
Il est vrai qu’entre les deux versions ces nègres ont tendance à devenir cannibales.
Autre changement prémonitoire. Quand, à l’acte 2 (D95), Blum sollicite Flora pour jouer un rôle de Française avec un Chinois dans la revue, il est intéressant de constater que Céline avait d’abord envisagé ce partenariat avec un Nègre (Les Chinois remplacent donc d’abord les Nègres avant de remplacer les Juifs).
Sur le plan économique, les variantes incitent à dater le tapuscrit d’avant la crise de 1929.
En D47, Clapot indique désormais que c’est « malgré la crise » qu’il va exporter 200 tonnes d’arachides. La crise a eu lieu entre les deux versions. Elle n’a pas changé les chiffres du tapuscrit, elle les fait seulement paraître plus héroïques.
Et lorsque Bardamu annonce (D51) qu’il va à New-York, Pistil lui dit que maintenant, il faut profiter des derniers dollars. Bardamu qui répondait qu’y poussent pas dans les rues actualise sa réponse : y poussent plus dans les rues. Entre 1928 (écriture du tapuscrit ?) et 1933 (son édition), les temps ont changé.
Bardamu n’est plus payé en dollars mais en francs suisses (D32).
Quant au salaire des policiers (Acte IV, D184), il a été augmenté, inflation oblige, en quelques années de 1000 à 1200 Francs, 1400 avec les indemnités.
Variante plus déconcertante, mais n’est-ce pas la correction d’une erreur de frappe ? En D196, Bardamu demande à Pistil : T’as jamais vu une école communale qu’est belle, toi ?
La rédaction initiale inversait la phrase : T’as jamais vu une école communale qu’est laide, toi ?
Dernière série de révisions du texte, celles qui concernent la petite Janine.
D’abord, ses difformités sont tout à fait différentes, affectant le cou et non la jambe :
Première version (T164) : C’est surtout dans le dos que ça me gêne. Pour la hanche, encore ça se voit pas trop. Je suis presque toujours assise. Mais ça, hein ? (elle montre son cou). Y a pas moyen d’arranger ça ? Surtout depuis qu’on porte les cheveux courts. [Ici, la mode aggrave le problème]
Version définitive (Acte IV, D194) : C’est surtout dans le dos que ça me gêne. Pour la hanche, encore ça se voit pas trop. Je suis presque toujours assise. Mais ça, hein? (elle montre sa jambe plus mince que l’autre). Y a pas moyen d’arranger ça? C’est un peu moins voyant depuis qu’on porte des robes longues. [Version finale plus optimiste : la mode dissimule le problème].
Ensuite, pour annoncer le geste de Janine, une phrase est rajoutée à la tirade de Bardamu (D233) qui commence par Janine, vous n’êtes pas bête la concluant désormais par le terrible « Alors à quoi ça sert d’être laide et malade » qui ne figurait pas dans le texte initial.
Ce qui amène Céline à modifier la réponse et l’attitude de Janine en rajoutant à sa réponse : (elle devient plus menaçante et décidée) et si nous ne trouvions pas je vous tuerais, peut-être… Le revolver est annoncé.
Qu’on me laisse pour finir isoler cet ajout que Céline place (D77) dans la bouche de Raspoutine :
Je n’aime que ce qui est humain…
Cet article est paru sur
https://bibliophilelanguedocien.blogspot.com/
Autres renseignements
barral.guy@orange.fr
Guerre : une auto-fiction de Louis-Ferdinand Céline
par Jean-Michel Saus
Article paru dans le Bulletin de l’Association Mémoire de l’abbé Lemire (n° 45/Janvier 2023).
Jean-Michel Saus est professeur d’anglais au Lycée St Jacques à Hazebrouck et spécialiste de l’histoire de ce lycée pendant la guerre 14–18.
La parution du roman inédit Guerre de Louis-Ferdinand Céline a suscité un réel engouement. La publication de manuscrits disparus depuis près de quatre-vingts ans a contribué à son succès en librairie avec plus de 200 000 exemplaires écoulés en quelques mois. Une sortie médiatisée à Hazebrouck le 20 mai dernier, voulue par les éditions Gallimard, fut sans nul doute un événement lit‐ téraire pour notre ville.
LISEZ-MOI ÇA
par Claude Haenggli
Céline : les manuscrits retrouvés d’un écrivain philosophe
Avec Céline, écrivain philosophe,
dont presque toutes les phrases renferment une vérité sur la vie,
on trouve souvent l’occasion de « se marrer »
Lire Céline est plus que jamais à la mode, depuis qu’ont été retrouvés les manuscrits laissés par lui dans son appartement de Montmartre lors de sa fuite en Allemagne. Patrick Gilliéron Lopreno, dans Antipresse du 29 mai 2022, a salué avec brio le premier des romans publiés par Gallimard sur base de ces manuscrits : Guerre. Ce court roman s’est retrouvé très vite en tête des ventes en librairie.
Guerre vient d’être rejoint par Londres, un roman de 560 pages relatant les tribulations du jeune Céline lorsqu’il terminait son service militaire au Bureau des passeports français de Londres, après avoir été blessé au cours des premiers mois de la Grande guerre, celle que les Européens, déjà, n’ont pas su arrêter à temps. Céline décrit dans ce roman la société de maquereaux, prostituées et danseuses des bas-fonds de Londres, émaillée d’une foule de personnages hauts en couleur. Il s’agit d’un premier jet n’ayant fait l’objet que de peu de retouches, ce qui n’en facilite pas la lecture, mais qui constitue aussi une grande partie de son charme.
Céline apprenti souteneur à Londres ? Peut-être. Mais sa vie a pris par la suite une tout autre tournure, puisqu’il est devenu médecin et romancier célèbre. Se préparait-il déjà à ce destin sur les bords de la Tamise ? Un témoignage semble étayer cette hypothèse.
Selon Georges Geoffroy, son camarade de chambre à Londres, Céline étudiait toutes les nuits les philosophes allemands, notamment Schopenhauer, qu’il lui lisait le matin à haute voix. Or, l’influence de Schopenhauer sur de nombreux écrivains est évidente. Ce n’est pas étonnant, car ce philosophe s’est engagé fortement en faveur des artistes. Dans Le Monde comme volonté et représentation, comme dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, il attribue une grande importance au rôle des arts et de ce qu’il appelle la « contemplation limpide ».
La parution de Guerre et de Londres, c’est une nouvelle occasion, si vous êtes amateur de ce brillant styliste qu’est Céline ou désirez le devenir, de vous laisser charmer par sa « petite musique ». Mais c’est aussi une injonction à relire les « classiques » que sont Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et surtout un roman dont l’action se situe aussi à Londres : Guignol’s band. Il est précédé d’une brillante préface, dans laquelle Céline explique que le travail du vrai romancier n’est pas de raconter une histoire, mais de transmettre l’émotion. Vous y trouverez aussi cette entrée en matière touchante :
« On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n’ont pas tenu devant l’existence. On est tombé dans les salades qu’étaient plus affreuses l’une que l’autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s’est bien marré quelquefois, faut être juste […] »
Oui, avec Céline, écrivain philosophe, dont presque toutes les phrases renferment une vérité sur la vie, il y a aussi souvent « à se marrer ». Sous l’influence incontestable de Schopenhauer, ce grand penseur, plein d’humour lui aussi et d’un pessimisme réconfortant.
Louis-Ferdinand Céline, Guerre et Londres, Gallimard, 2022.
GUERRE : CÉLINE À HAZEBROUCK EN NOVEMBRE 1914
Par Pierre-Marie Miroux
Au moment où paraît Guerre, le premier des manuscrits retrouvés de Céline à être édité, il m’a semblé qu’il pouvait être intéressant de mettre à la disposition du plus grand nombre possible de lecteurs l’étude que j’avais publiée en 2014 dans un livre intitulé Céline : Plein Nord, tiré seulement à 200 exemplaires à l’époque.
Quand j’ai commencé ces recherches à Hazebrouck, le nom même d’Alice David, l’infirmière-major de l’hôpital auxiliaire d’Hazebrouck, n’était pas connu : la seule biographie où il en était très vaguement question était celle de F. Gibault où elle était mentionnée sous le nom d’Alice D… (Le temps des espérances, p. 153). Grâce à la publication, par les soins de V. Robert-Chovin, en 2009, dans Devenir Céline, de lettres anciennes adressées au jeune Louis Destouches, on a retrouvé les lettres qu’Alice lui avait envoyées, mais, dans un cas comme dans l’autre, les éditions Gallimard avaient préféré que ne soit pas cité son nom de famille. Il a donc déjà fallu retrouver son identité exacte, puis exhumer toute l’histoire de cette femme et de cette « ambulance », comme on disait alors, faisant renaître tout un pan très intéressant de la vie et de la société hazebrouckoises durant cette période. Ceci n’aurait pas été possible sans de bons connaisseurs de cette histoire que je remercie à la fin de cette étude, mais je tiens à redire particulièrement ici ma gratitude à Jean-Michel Sauss, professeur au Lycée St Jacques qui servit d’hôpital pendant la guerre, et à Jean-Pascal Vanhove, grand connaisseur de l’histoire locale.
Le Collège St Jacques d’Hazebrouck devenu Hôpital auxiliaire n°6 en 1914.
À droite, la petite entrée, aujourd’hui disparue, surmontée d’un paneau « Croix Rouge », par laquelle pénétraient les blessés. C’est par là qu’entra le cuirassier Destouches le 28 octobre 1914.
Le dortoir probable de Céline, salle Saint-Eustache dans Guignol’s Band et salle Saint-Gonzef dans Guerre.
À droite, cette même salle est devenue le centre de documentation du Lycée St Jacques.
Dans l’Avant-Propos qu’il a rédigé pour Guerre, F. Gibault cite mes travaux en me qualifiant de « célinien et chercheur de qualité », ce dont je le remercie, mais tout en commettant de légères imprécisions que je me permets de rectifier ici.
Il parle d’abord de Mme Hélène Van Cauwel (p.13) qui s’appelait en réalité, plus simplement, Mme Hélène Cauwel. Epouse du pharmacien Léon Cauwel, qui était en charge également de la pharmacie de l’hôpital auxiliaire, elle servit auprès d’Alice David comme soignante, car, à la différence d’Alice qui était une infirmière diplômée formée par la Croix-Rouge, elle n’avait pas de formation, comme la plupart des dames du Comité qui, sous l’égide de cette même Croix-Rouge, prirent en charge les blessés ou les malades qui leur furent confiés. C’est Alice David qui assura auprès d’elles une formation minimale. Sur son faire-part de décès sera d’ailleurs clairement indiqué son titre d’«Infirmière-major de la Croix-Rouge française ». Je suppose, mais sans certitude, que c’est Jacques Boudillet, co-auteur avec Jean-Pierre Dauphin de l’Album Céline dans La Pléiade, paru en 1977, qui, faisant des recherches en vue de cet Album, la retrouva vers 1975 ou 1976, quasi-centenaire puisqu’elle était née en 1877 (elle devait décéder en 1978). C’est par les confidences qu’elle lui fit que furent connus les sentiments amoureux d’Alice pour le cuirassier Destouches, d’après F. Gibault qui écrit, dans le texte cité plus haut, qu’« Hélène Cauwel rapporte que bien après le départ de Louis, Alice accoucha d’une fille dont la rumeur publique lui attribua la paternité. » Jacques Boudillet, s’il s’agit de lui, ayant ensuite disparu du monde célinien, nous ne saurons jamais exactement la teneur exacte des propos d’Hélène Cauwel, propos qui paraissent erronés maintenant, si elle les a vraiment tenus, à la lumière de mon étude et de Guerre, mais qui n’étaient pas dénués non plus de fondement comme l’ont montré les lettres d’Alice révélées en 2009.
Quoi qu’il en soit, rien ne permet de confirmer, d’après mes recherches, que, comme l’écrit F. Gibault dans son Avant-Propos (p. 13), « Hélène Cauwel reçut chez elle le maréchal des logis Destouches ». Je ne pense pas, personnellement, qu’il était en usage, chez les dames du Comité de la Croix-Rouge, de recevoir chez elles les soldats hospitalisés, même si une exception a peut-être été faite par Alice, par amour pour ce beau cuirassier, comme je l’explique dans mon article.
Nous savons, par contre, que c’est le dimanche 22 novembre 1914, que celui-ci fit sa première sortie de l’hôpital pour aller déjeuner chez M.et Mme Houzet de Boubers, ce monsieur étant le correspondant local de la Compagnie d’assurances Le Phénix avec lequel le père de Louis avait pris contact dès qu’il avait su que son fils était à Hazebrouck. Ce sont les Houzet qui accueillirent les Destouches quand ils vinrent rendre visite à leur fils du 30 octobre au 4 novembre 1914. Dans Guerre, les Houzet deviennent les Harnache et Céline y livre une évocation tout-à-fait imaginaire et burlesque de ce déjeuner. Il ne faudrait surtout pas se faire, d’après la caricature des Harnache, une idée de ces gens parfaitement distingués et serviables qu’étaient les Houzet de Boubers.
Hall de la maison des Houzet à Hazebrouck
Il est également deux autres petits points que je voudrais préciser à propos de ce que dit F. Gibault d’Alice David. « Elle a toujours vécu, écrit-il, dans une maison de famille qu’elle partageait avec plusieurs de ses frères dont l’un au moins était prêtre » (p. 14). Ceci n’est pas tout-à-fait exact, même si c’est sans grande importance. Alice était, en réalité, l’avant-dernière d’une famille de neuf enfants qui ne comportait que deux garçons : Georges (1864-1945) et Maurice, le dernier né (1875-1948), qui fut, en effet, prêtre, chanoine et professeur à la Faculté catholique de Lille. Il faudrait donc écrire plutôt qu’Alice a vécu « parmi ses sœurs », qui furent au nombre de six. Mais, en 1914, ne restaient plus à Hazebrouck que l’aînée, Gabrielle, célibataire, à laquelle s’était ajoutée Angèle, réfugiée là avec ses deux enfants, son mari, Augustin Deltour étant resté à Lille pour y exercer sa profession de marbrier. Hazebrouck, située sur le front, ne fut jamais occupée par les Allemands, alors que Lille le fut durant toute la durée de la guerre, ce qui empêcha le couple de se réunir.
Alice est au premier rang à droite, Maurice au premier rang à gauche. Gabrielle est la seconde au troisième rang en partant de la droite et Angèle la première à gauche au deuxième rang.
Enfin, si Alice fut effectivement élevée dans un milieu très catholique et si trois de ses sœurs devinrent religieuses, je me refuse, pour ma part, à la réduire, comme le fait F. Gibault, à une « vieille fille sentimentale et très religieuse, pour ne pas dire bigote. » (p.14). En effet, si son engagement tout au long de sa vie comme infirmière, fut fondé sur une foi profonde et fut une sorte de sacerdoce laïque, la qualifier de « bigote » revient à donner d’elle une image par trop réductrice. S’il est vrai que ses sentiments amoureux pour un jeune soldat plus jeune qu’elle de vingt ans tendent à la ridiculiser un peu – et cela fit jaser à l’époque, posant d’ailleurs problème à sa sœur Angèle, comme vous le lirez dans l’article qui suit – Alice était une femme de tête, plutôt « autoritaire » comme l’avait noté F. Gibault dans Le temps des espérances (p. 153) ; c’est elle qui prit en main cet hôpital auxiliaire d’Hazebrouck, n’hésitant pas à se heurter parfois au Dr Sénellart (transposé ici en « Méconille ») et en fut la véritable animatrice tout au long de la guerre. Elle fut décorée à plusieurs reprises pour son action, et notamment de la Croix de guerre pour avoir secouru, en 1917, avec sa sœur Angèle, des blessés sous les bombardements à la gare d’Hazebrouck. D’ailleurs, si, dans Guerre, Céline en fait, sous les traits de « Mlle L’Espinasse », un portrait qui n’a presque rien à voir avec ce qu’elle était réellement, sauf quand il évoque sa piété, il écrit quand même à son sujet : « Décidément elle avait de l’autorité partout, c’était une puissante » (p. 63).
Photo de l’hôpital auxiliaire d’Hazebrouck prise en 1915.
Au centre, portant une barbe, le Dr Sénnelart (« Méconille »). À ses côtés l’abbé Hidden, supérieur du Collège St Jacques. À droite, l’abbé Deroo – sans doute l’abbé mentionné par Céline dans Guerre. 3ème en partant de la gauche, un visage en partie caché qui pourrait être celui d’Alice David, ou, sinon, celui de sa sœur Angèle qui servait aussi comme soignante. L’infirmière la plus proche des blessés est Mme Hélène Cauwel.
Ne réduisons pas à une figure outrageusement caricaturée par Céline, comme il a caricaturé dans Voyage les infirmières du Val-de-Grâce, ni même à une « vieille fille » enfermée dans une vison étroite de l’existence, Alice David dont le dévouement, notamment en 1914, pour ces soldats blessés fut si important et dont bénéficia au premier chef un jeune cuirassier de vingt ans, désemparé devant ce qui lui arrivait et qui trouva auprès d’elle, comme auprès de toute l’équipe de « l’ambulance », un réconfort dont il avait bien besoin.
Vingt ans plus tard, évidemment, devenu L.F. Céline, il s’affranchirait de ce vécu pour en donner une vision propre à celle de l’écrivain qu’il était devenu. Mais n’avait-il pas gardé, quand même, au fond de lui-même un reste de respect pour cette « Alice D. », comme elle signait ses lettres, dont l’anagramme forme le nom du sergent Alcide, un des rares personnages positifs de Voyage ? C’est une hypothèse que je formule, de façon sans doute un peu hasardeuse, dans cette étude dont je vous souhaite bonne lecture.
À gauche : Alice, son neveu et sa petite nièce, Catherine, en 1936.
À droite : Alice, sa nièce par alliance et sa petite-nièce en 1939.
Je remercie Mme Catherine Thuault, née David, pour son accueil à l’île de Ré et la mise à disposition de ces documents familiaux.