ROMAN 20–50. Revue d’étude du roman des XXe et XXIe siècles n°77 / juin 2024.

Louis-Ferdinand Céline. Guerre, Londres, La Volonté du roi Krogold suivi de La Légende du roi René. Études réunies par Régis Tettamanzi et Bernabé Wesley (p. 7–116).

Compte rendu par Christine Sautermeister

 

Ce dossier critique représente la première étude collective des manuscrits retrouvés en août 2021 après leur parution en pléiade. Ces manuscrits s’intègrent parfaitement dans l’ensemble de l’œuvre romanesque de Céline malgré leur grande violence et leur crudité. Si Voyage au bout de la nuit débute par l’engagement impulsif de Bardamu dans la guerre, le début de Guerre nous montre d’abord le protagoniste (sous le nom de Ferdinand) blessé sur le champ de bataille, scène éludée dans Voyage, puis son séjour à l’hôpital. De même le milieu des Français exilés, réchappés de la guerre et le monde de la prostitution de Londres se retrouvent avec des variantes dans Guignol’s band. Enfin les légendes apparaissent sous forme de fragments ou de simples mentions dans les romans à partir de Mort à crédit. Cette cohésion de l’univers célinien permet à plusieurs des sept chercheurs du dossier d’aborder les œuvres selon leur spécialité.

Ainsi dans « À la recherche du sens perdu. L’écriture du traumatisme dans Guerre et Londres », Isabelle Blondiaux poursuit ses recherches, commencées lors de premières publications, sur le traumatisme chez Céline. Reprenant la thèse du psychiatre militaire Claude Barrois sur le vécu traumatique et l’action du traumatisme, elle voit l’œuvre célinienne comme « l’expression d’un traumatisme en acte… et comme l’expression d’une réaction et d’une action du sujet… sur le vécu traumatique. » (p. 16) Elle montre comment le vécu traumatique de Guerre est étroitement lié à la création littéraire, le narrateur déclarant lui-même « faire de la belle littérature… avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais » alors que Londres annonce le Céline médecin-écrivain tel qu’il a « construit son inscription dans le champ littéraire » (p. 15).

Johanne Bénard, qui a, entre autres, dans un article de 2006 intitulé « Échos de guerre » « étudié un corpus de vingt-quatre micro-récits relatant l’expérience au front du cuirassé Destouches » analyse « La première séquence de Guerre » et pose la question « Une scène inaugurale ? ». Sa réponse est négative. Elle nous montre d’abord comment cette première scène du manuscrit, l’expérience du trauma, correspond comme en écho dans Voyage au bout de la nuit à la scène où Bardamu assiste à l’explosion d’un obus qui tue le colonel et un cuirassier venu en mission. Dans ces deux textes se retrouvent la même expression du démembrement au moment de l’explosion et les mêmes dispositifs stylistiques, « le trauma, dans Guerre comme dans Voyage, est un effet du texte, un produit de l’écriture » (p. 45). Si dans les micro-récits de guerre, le fracas de la guerre et le traumatisme de la blessure contaminent le présent de la narration, le récit de Guerre cherche « à mater le souvenir traumatique pour le faire entrer dans le temps rétrospectif du récit » (p. 48).

Pierre-Marie Miroux a déjà révélé dans Céline : plein Nord (2014) les racines autobiographiques du séjour du cuirassier Destouches à l’hôpital de Hazebrouck et évoqué sa relation avec une infirmière, Alice David. La lecture de Guerre le confirme dans ses recherches. Avec « Réalité et fiction. Les racines autobiographiques de Guerre », il nous décrit l’histoire de cet hôpital auxiliaire de Hazebrouck, rétablit la vérité de la scène de la visite des parents et analyse la transposition de la personne Alice David issue d’une grande famille bourgeoise catholique, femme active et engagée en Mlle L’Espinasse, une infirmière lubrique.

Les manuscrits retrouvés ont dès le début suscité une controverse concernant leur datation. À ce propos Régis Tettamanzi et Bianca Romaniuc-Boularand sont formels et ils démontrent par leurs analyses précises que l’écriture des manuscrits est postérieure à Voyage et antérieure à Mort à crédit.

Pour Régis Tettamanzi, co-directeur de publication des manuscrits retrouvés, Guerre et Londres constituent un « laboratoire du style célinien ». Ainsi Céline après Voyage au bout de la nuit expérimente une plus grande oralisation de la langue. Cette oralisation se traduit par l’emploi du pronom personnel en y, l’élision du e muet, le remplacement de l’auxiliaire être par l’auxiliaire avoir dans les tournures réfléchies et la présence de solécismes. Il s’agit de procédés habituellement utilisés par les écrivains argotiques, Céline les abandonnera vite et on ne les rencontrera plus que rarement dans son œuvre. Plus intéressant est dans les manuscrits retrouvés l’usage de la ponctuation, en particulier celui du tiret qui annonce déjà la structuration de la phrase de Mort à crédit avec les trois points. Il préfigure le style émotif caractéristique de Céline à partir de 1934, où la phrase est déconstruite pour laisser place à des segments rythmiques séparés par les trois points. Également éditeur du manuscrit de Voyage au bout de nuit, Régis Tettamanzi montre comment, dans ce premier manuscrit, Céline cherche déjà à structurer différemment sa phrase en jouant de la ponctuation sous forme de virgules, tirets comme dans les manuscrits retrouvés et les trois points qui deviendront une des caractéristiques de son style á partir de Mort à crédit.

Bianca Romaniuc-Boularand fonde son étude sur l’emploi des temps ainsi que l’indique le titre de son article : « La place de Guerre dans l’évolution stylistique de Céline. Une histoire de temporalité verbale ». Contrairement à la tradition française qui veut que le passé simple soit le temps de la narration, Voyage au bout de la nuit emploie souvent le passé composé pour des effets de spontanéité et d’émotivité, mais, nous dit la linguiste, si on compare avec Mort á crédit, Voyage utilise encore abondamment le passé simple. Or dans Guerre on constate une tendance à la disparition de ce temps tandis que « le présent entre en concurrence avec le passé composé » (p. 77). Bianca Romaniuc-Boularand illustre cette nouveauté par de nombreux exemples. Elle montre cependant que dans Guerre, „deux systèmes concurrents, celui de la narration au passé composé et celui de la narration actualisée sous les traits du lecteur sont utilisés de façon relativement confuse“ (p. 82). Le style de Guerre se rapproche de celui de Mort à crédit. Mais ce dernier ouvrage est plus travaillé, Céline utilise également pour rendre la spontanéité et l’immédiateté du style émotif des moyens plus subtils que la forme verbale, en faisant par exemple jouer des effets syntaxiques et rythmiques.

Un personnage féminin fascinant domine l’action de Guerre comme de Londres, celui de la prostituée Angèle. François-Xavier Lavenne lui consacre un portrait : « L’ange du Destin : le personnage d’Angèle et les Parques dans Londres de Louis-Ferdinand Céline ». Le chercheur commence par écarter la confusion avec son homonyme, « la grande Angèle » de Guignol’s band qui dirige les prostituées. L’Angèle de Guerre et de Londres est un personnage hyperbolique, rebelle et regorgeant de vitalité sexuelle, « sorte de déesse barbare toute puissante qui domine les âmes » (p. 92). Elle se débarrasse de son souteneur-mari en dénonçant l’automutilation de celui-ci aux autorités militaires, entraine à Londres un Ferdinand sexuellement assujetti à elle. D’abord simple prostituée dans Guerre, elle acquiert dans Londres son indépendance comme demi-mondaine entretenue par un protecteur qui la laisse entièrement libre et elle fait de son existence « une orgie sexuelle débridée » (p. 90). Le rôle dominateur d’Angèle évoque celui des Parques, petites mains du Destin. Elle tient dans ses mains le fil de l’existence de Ferdinand, lequel, tout en profitant de ses largesses, vit sans cesse dans la crainte qu’elle ne rompe ce lien. Mais, par sa fin accidentelle tragique, elle devient elle-même une victime de la troisième Parque.

Céline s’est déclaré en 1947 « rêvasseur bardique », ce qu’on peut constater dans la partie non romanesque de son œuvre et dans les deux légendes retrouvées. Il faut cependant prendre au sérieux ces légendes, nous dit Bernabé Wesley dans « Le Roi Krogold. La légende de Louis-Ferdinand Céline », ne serait-ce que parce que ces légendes paraissent sous forme de fragments dans six romans de l’écrivain, y compris dans Guerre et Londres. Dans ces deux romans particulièrement elles jouent un rôle important. Dans Guerre, d’abord sous une forme hallucinatoire au moment de la blessure du poilu puis sous la forme d’un début de récit aux camarades de l’hôpital qui interrompent Ferdinand, jugeant cette histoire inopportune. Dans Londres, le récit de la légende est trois fois abordé par Ferdinand devant différentes personnes. Le dernier récit est interrompu par Krogold lui-même qui surgit en colère au milieu du public et enfonce son épée dans le plancher, créant un effet de surprise, une métalepse textuelle. L’écriture des légendes a pris à Céline douze ans. Elle remonte à la remise du prix Renaudot pour Voyage au bout de nuit et se poursuit jusqu’aux débuts de l’Occupation. On peut se demander quel est l’intérêt de ces légendes moyenâgeuses, pleines de combats violents où le sang coule abondamment, ceci à une époque où le pacifisme est de mise pour évoquer la Première Guerre mondiale, ainsi que le montre Voyage. Il s’agit, nous dit Wesley, d’une nostalgie de l’héroïsme guerrier et des combats singuliers nobles et chevaleresques, en opposition à la guerre des tranchées, aux carnages provoqués par les obus, à cette nouvelle manière de combattre née entre 1914–1918. « L’écriture de la légende qui occupe l’écrivain dans les années trente donne lieu à une esthétisation magnifiée de la guerre. Lue en conjoncture, la légende célinienne dit les raisons, devenues indicibles, qui ont joué dans le consentement à la guerre de l’auteur, voire d’une génération d’écrivains » (p. 110).

Ainsi la découverte des manuscrits contribue à la compréhension de l’œuvre de Céline. Ces ouvrages ne sont pas simplement des brouillons ou des fonds de tiroir inintéressants comme certains l’affirment, s’appuyant sur le désintérêt apparent de l’écrivain qui n’a jamais cherché à les récupérer, préférant dans ses œuvres d’après-guerre pleurer sur leur vol. Les chercheurs de ce dossier ont montré l’importance de ces manuscrits pour la personne comme pour l’écrivain Céline, car ils confirment ou précisent plusieurs points de l’œuvre. Le poilu fortement traumatisé par la Première Guerre mondiale travaille sur son traumatisme par l’écriture. Le jeune homme travaillé par le sexe, quelque peu mythomane, fantasme, imagine, transforme par la littérature. Fasciné par la pratique médicale à Londres d’un médecin juif, il deviendra un médecin-écrivain, un écrivain toujours préoccupé par la recherche du style émotif.

 

Alain de Benoist : Céline et l’Allemagne. 1933-1945. Une mise au point [1996]. Nouvelle édition revue et augmentée, La Falaise : S.L.C. éditions, 2025.

Compte rendu par Maxime Görke

Contrairement à ce que peut suggérer son titre, l’ouvrage susmentionné ne propose pas de quête biographique retraçant les relations que Céline a pu entretenir tout au long de sa vie avec les habitants de l’outre-Rhin. Il ne s’agit pas non plus d’une étude sur la représentation de l’Allemagne et des Allemands dans l’œuvre célinienne, comme l’avait proposé en 2012 à Berlin le XIXe colloque international Louis-Ferdinand Céline. L’idée est plutôt – et le sous-titre l’indique – de focaliser l’attention sur les années nationales-socialistes ; moins pour passer en revue les déplacements privés de Céline dans le Reich à l’instar de celui effectué en compagnie de Lucienne Delforge à Munich à l’été 1935, que pour éclairer ses accointances réelles ou supposées avec les forces d’occupation allemandes. Il est dès lors conséquent que l’argumentation prenne son départ dans l’assurance douteuse mais régulièrement répétée par Céline au lendemain de la Seconde Guerre mondiale de ne pas avoir fréquenté l’Occupant.

À travers huit chapitres, l’auteur aborde plus concrètement ce qu’il nomme la “réception” de Céline, à savoir l’accueil réservé aux traductions allemandes de ses livres et le traitement accordé par des représentants du régime national-socialiste. Pour ce qui est de la réception critique de Céline en Allemagne à partir de 1933, le constat est sans appel : ni Voyage au bout de la nuit, ni Mort à Crédit, ni Mea culpa suivi de La Vie et l’œuvre de Semmelweis n’ont suscité d’échos substantiels dans la presse germanophone, alors que l’édition allemande de Bagatelles pour un massacre a été retravaillée à des fins propagandistes. Du côté des représentants du régime, le verdict apparaît tout aussi tranché : Céline n’a pas collaboré au Welt-Dienst tout en ayant été en relations suivies avec des fonctionnaires allemands, notamment du Deutsche Institut à Paris. Soit.

Or il se trouve que ces assertions, aussi bien documentées soient-elles, datent de 1996 ! Qu’elles ont donc bientôt atteint l’âge duquel Strindberg disait qu’il est celui où l’on commence à réfléchir à l’énigme du monde. Et en trois décennies, mine de rien, la recherche a apporté un certain nombre d’éléments sinon pour résoudre l’énigme du monde du moins pour éclairer les recoins de l’univers célinien. Ainsi Philipp Wascher et Rudolf von Bitter ont détaillé la réception allemande de Céline, respectivement à propos de l’œuvre (Céline und Deutschland. Rezeptionsgeschichte 1932-1961. Berlin 2005) et de Voyage au bout de la nuit (« Ein wildes Produkt ». Louis-Ferdinand Céline und sein Roman Reise ans Ende der Nacht im deutschsprachigen Raum. Eine Rezeptionsstudie. Bonn 2007). Frank-Rutger Hausmann a clarifié le lien entre Céline et le directeur du Deutsche Institut Karl Epting (L.-F. Céline et Karl Epting. Bruxelles 2008). Pour ce qui est de la relation entre Céline et Ernst Jünger, elle a été commentée à maintes reprises (dernièrement par Duraffour/Taguieff) sans que de nouveaux éléments aient été apportés depuis les révélations faites par Ernst Jünger lui-même dans les colonnes du Spiegel en juin 1994. Du point de vue de la recherche célinienne, l’intérêt de cette première partie ne s’impose donc pas sans difficultés, si ce n’est dans l’objectif de pallier des soucis d’accessibilité : « […] le livre étant épuisé depuis longtemps et l’éditeur étant désireux de le remettre à la disposition des lecteurs » (p. 91).

Conscient de ce parachronisme, l’auteur cherche à y remédier par l’ajout d’une seconde partie intitulée « Postface 2024 » dans laquelle il approfondit des aspects évoqués dans l’étude de 1996. Si les pages sur les traductions allemandes présentent une mise à jour bienvenue, celles dédiées à l’histoire du Welt-Dienst s’enlisent dans des explications n’étant en soi pas inintéressantes, certes (surtout pour les historiens de l’Occupation, de la polycratie et de l’antisémitisme), mais dont on perçoit mal en quoi elles enrichissent nos connaissances de la vie de Céline ou la compréhension de ses écrits. Quant au long chapitre consacré à l’itinéraire d’Arthur Pfannstiel, traducteur allemand de Bagatelles pour un massacre, il témoigne des ambiguïtés biographiques qui accompagnaient ces Allemands francophiles qui s’engagèrent pour la cause nationale-socialiste.

Intercalé entre l’essai de 1996 et la postface de 2024 se trouve un bref « Excursus » sur « Céline dans l’Allemagne d’aujourd’hui » qui a l’incontestable mérite de lister l’ensemble des traductions de Céline en langue allemande ainsi que d’inventorier le nombre finalement non négligeable de travaux scientifiques consacrés à son œuvre et issus d’institutions germanophones.

Il n’en reste pas moins que le grand défi de cet ouvrage réside dans l’emploi des notes, des indications de sources et des citations. L’auteur succombe à cette habitude, d’ailleurs répandue dans les écrits académiques allemands, d’agrémenter l’argumentaire d’un bataillon de notes de bas de page – qui sont ici des notes de fin de chapitre (ce qui, soit dit en passant, entrave la fluidité de la lecture) – d’une longueur volontairement démesurée et dont on aurait préféré voir figurer le contenu souvent pertinent dans le corps du texte. À la rigueur, cette démarche peut encore être interprétée comme une révérence à peine dissimulée à la tradition universitaire d’outre-Rhin. Plus dérangeante, d’un point de vue argumentatif, est l’omission répétée de sources. Ainsi, à la page 15, l’auteur compile sans rappel de note des citations (« Schmutz- und Schundliteratur » « Asphaltliteratur) a priori issues du dossier de presse de la traduction allemande du Voyage ; à la page 46 il mentionne quelques phrases que Céline aurait prononcées au Foyer des ouvriers français de Berlin en mars 1942 sans indiquer de source ; à la page 51 il glisse dans le texte une sentence attribuée sans pagination à L’École des Cadavres ; à la page 99 il évoque un propos que Céline aurait formulé dans une lettre adressée, mais non identifiée, à Paul Sézille ; à la page 100 il fait figurer une phrase attribuée sans plus de précisions à Nietzsche ; puis aux pages 103/104 des termes prêtés à Wilhelm Grau à propos de l’exposition antisémite Der ewige Jude ; à la page 123 des déclarations faites par Arthur Pfannstiel face à la police française, etc. Même pour un travail ouvertement essayistique une certaine rigueur formaliste semble de mise afin d’étayer le propos.

Enfin, en dépit de cela, la question de la réception allemande de Céline est à nouveau ouverte. Sachant que celle réservée par les milieux littéraires germanophones à partir des années 1950 reste singulièrement inexploitée.

 

Maxim Görke, La réception critique de Féerie pour une autre fois et de Normance de Louis-Ferdinand Céline 1952-1955, Du Lérot, éditeur, Tusson, Charente, 2025.

 

 

Compte-rendu par Pierre-Marie Miroux
Enseignant au département d’études allemandes de l’Université de Strasbourg, Maxim Görke s’est spécialisé dans l’analyse de la réception des ouvrages de Céline à l’époque de leur parution. Il a déjà produit le dossier de presse de Mea culpa dans L’Année Céline 2018 et 2019 ainsi que des articles sur la réception de Voyage (Recherches germaniques, 2023) et la traduction en allemand de Mea culpa (Revue des Sciences Humaines, 2023). Au dernier colloque de la SEC, en 2024, il a présenté une communication sur la réception critique de Londres. C’est en 2024 également qu’il a fait paraître aux Éditions du Lérot cette Réception critique de Féerie pour une autre fois et de Normance.
On sait que ces deux ouvrages de Céline ont connu des ventes catastrophiques, Céline ayant refusé tout service de presse pendant trois mois au moment de la sortie de Féerie I en juin 1952, car c’était le délai au-delà duquel on ne pouvait plus l’attaquer pour diffamation, bien que le service judiciaire des éditions Gallimard lui ait affirmé que rien, dans ce livre, ne pouvait lui valoir ce genre d’attaque. Même si cette réserve a été levée pour le deuxième tome, rebaptisé Normance, dans l’espoir sans doute de ne pas s’inscrire dans la lignée de l’échec du titre précédent, le succès ne fut pas plus au rendez-vous.
Ces deux ouvrages ne passèrent pourtant pas inaperçus : dix-huit comptes-rendus pour Féerie, vingt-deux pour Normance, ce sont des chiffres assez conséquents qui montrent que les critiques littéraires se sont penchés sur ces ouvrages. Mais le ton en est tel, généralement, que l’on peut penser que, même s’il y avait eu un service de presse pour Féerie, le succès n’aurait pas été meilleur. À part l’inconditionnel Paraz qui, dès juillet 1952, se lance dans un éloge trop excessif pour être crédible (« C’est un poème d’un souffle inconnu, une œuvre comme on n’en a jamais vu. J’ai pensé le premier jour que je n’avais rien lu de si beau »), et deux autres critiques, Roger Grenier et André Brissaud, qui saluent, pour l’un « un écrivain en pleine possession de son métier » et, pour l’autre « une œuvre capitale », les différents comptes-rendus sont assez mitigés, voire franchement négatifs. Mitigés chez des critiques qui admirent Céline, mais sont décontenancés par ce livre. C’est le cas de Roger Nimier qui reste sur sa réserve: « Dans une prison la monotonie est invincible. Cette monotonie pèse souvent sur le livre. La féerie n’est pas certaine à chaque page. » Négatifs, et même très sévères, chez la plupart des autres critiques : pour Morvan Lebesque, Céline est « perdu pour la littérature » ; pour René Lalou, « si le bouquin était lisible », on « pourrait en faire un document pour psychiatres » et Roger Toussenot « demeure ahuri devant les éjaculations verbales d’une verve systématiquement excrémentielle. » Manifestement, c’est l’aspect décousu du livre, allié à une expression recourant trop à l’injure, qui a exaspéré les critiques. Pierre Loewel, dans L’Aurore, résume cette impression en parlant d’une « éructation informe » où « la vocifération et la grossièreté prennent un aspect démentiel et une odeur d’égout. »
Deux ans plus tard, Normance avait de quoi désemparer encore plus la critique avec ce long récit consacré à une seule chose : un bombardement. René Fallet donne le ton dans Le Canard enchaîné : « Voilà ce que j’ai lu : Brroum ! Brroum ! (…) Un bombardement, ça fait : Brroum. Pendant des pages. Moitié de ‘brroum’ et moitié de points de suspension et d’exclamation. » Et il confesse ne pas être allé au bout du livre. Même ton chez d’autres : « il lasse, il ennuie » (Robert Poulet), « C’est illisible » (Alain Bousquet), « Céline s’imite lui-même » (René Chabbert). Bien sûr, certains sont plus nuancés : ils admettent qu’il s’agit sans aucun doute d’un livre puissant et original, mais d’une grande monotonie (Kléber Haedens) et que beaucoup de lecteurs auront du mal à lire en entier (Michel Vivier dans Aspects de la France, un journal pourtant favorable à Céline, ce critique disant en avoir admiré les pamphlets antisémites avec cependant ce regret qu’« une démesure assez juive venait [en] gâter tant de pages admirables » !) Mis à part l’indéfectible Albert Paraz (« Le livre le plus important de l’année ») et le soutien qui est venu plus tardivement de Théophile Briant, mais qui qualifie quand même Féerie d’« œuvre colossale », ainsi que deux nouveaux critiques, Léon Toulemont qui, dans La Bretagne à Paris, sans doute aveuglé par son patriotisme régional, qualifie Céline de « romancier breton » et, avec plus de justesse, son livre de « poème-ballet vertigineux », et Georges Perros qui retrouve dans ce texte les grandes réussites céliniennes (« lyrisme dansant, fantaisie perpétuelle, étrange magie de cette prose exclamée »), les autres critiques s’avouent plutôt décontenancés devant ce curieux objet littéraire où ils trouvent quelques éclats, remarquables certes, mais qui lassent le lecteur tant ils se répètent : « ce paroxysme verbal ne peut se soutenir longtemps : une succession trop prolongée d’électro-chocs est simplement abrutissante » juge Émile Bouvier dans Midi libre. D’emblée, la situation particulière de ces deux œuvres est ainsi soulignée par les critiques littéraires. Toujours assez peu étudiées par la critique universitaire, elles semblent en marge du corpus célinien. Comme l’écrivait avec perspicacité, en 1955, un jeune auteur de 22 ans, Claude-Henri Rocquet : « Il semble bien qu’il faudra de longues années pour que l’on puisse s’approcher à distance suffisante de cet enthousiasmant et déconcertant maëlstrom. »
On saura gré à Maxim Görke d’avoir pris le temps d’exhumer avec patience ces jugements qui, sans lui, seraient perdus, et d’avoir accompagné chacun d’eux d’une notice courte, mais précise sur leurs auteurs et le journal ou périodique dans lesquels ils ont été publiés. Ceci nous éclaire sur la perception que le public a pu avoir des livres de Céline au moment où ceux-ci sont parus et de mesurer s’il y a écart ou non avec notre perception actuelle. En ce qui concerne les deux volumes de Féerie pour une autre fois, force est de constater que l’appréciation en reste aujourd’hui mesurée, surtout en ce qui concerne le tome 2, une sorte d’essai d’écriture célinienne « chimiquement pure » d’un livre qui ne reposerait sur rien, qui serait une sorte de miracle analogue au saut d’une danseuse, tout en rythme et en musique. Mais la quasi-totale absence de substrat narratif, c’était – et c’est sans doute encore – trop pour la grande majorité des lecteurs qui ont besoin d’être guidés par un récit. Céline le comprit d’ailleurs et abandonna cette veine pour revenir à un ouvrage plus narratif avec D’un château l’autre et ainsi renouer avec le succès.

 

Nous signalons que compte-rendu de l’étude de

Maxim Görke, Loin des Lumières, Berlin, Schmidt 2022,

par Sven Thorsten Kilian est paru dans Romanische Forschungen 137 (2025), p. 157–160.

 

 

Véronique Chovin, Céline en héritage, Paris, Mercure de France, 2025.

 
Compte-rendu par Pierre-Marie Miroux
Après ses ouvrages Céline secret (co-signé avec Lucette Destouches et paru chez Grasset en 2004), Devenir Céline, précieuse publication de lettres de jeunesse de Céline, notamment sur son séjour à l’ « ambulance » d’Hazebrouck (Gallimard, 2009) et Lucette Destouches, épouse Céline (Grasset, 2017), Véronique Chovin nous offre un nouveau partage de sa connaissance intime de Lucette Destouches et, à travers elle, du destin de Céline et de ses œuvres. Venue en 1970 suivre les cours de danse de Lucette à Meudon, Véronique Chovin renouera avec elle en 1989 pour ne plus la quitter jusqu’en 2019, année du décès de cette dernière. Trente ans d’une relation complice, unique et forte, dont témoignent les ouvrages cités ci-dessus et qui s’est prolongée d’une façon exceptionnelle, Lucettte ayant vécu, comme on le sait, jusqu’à l’âge de 107 ans. Mais à peine venait-elle de s’éteindre que surgissait l’incroyable rebondissement de la révélation des manuscrits disparus de Céline, dont il avait toujours revendiqué l’existence, mais que l’on pensait disparus à jamais. C’est cette aventure que nous raconte aussi Véronique Chovin, aventure qu’elle a vécue de près, étant l’une des deux ayants-droits de Lucette, l’autre étant François Gibault. L’histoire des 5.324 feuillets récupérés à l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels de Nanterre et enfournés dans quatre grands sacs ne manque pas de piquant. Moins drôles, par contre, furent les conflits autour de ce trésor avec celui qui les possédait et posait ses conditions pour les rendre ou avec les descendants qui se découvraient un intérêt soudain pour les écrits de leur ancêtre dont leurs parents avaient refusé l’héritage. Plus affligeante encore est l’évocation des polémiques mesquines qui ont accompagné la parution de ses livres précédents qui ne s’en prenaient pourtant à personne. La publication des lettres de jeunesse dans Devenir Céline a pris une dizaine d’années et a été particulièrement houleuse d’après ce qu’elle nous en dit. À l’image de l’« Église » de la Société des Nations, le monde des céliniens n’est en effet, malheureusement, que trop habité de « chapelles ». Mais il faut savoir gré à Véronique Chovin de n’évoquer ces querelles regrettables qu’avec beaucoup de réserve : si on la sent blessée par des attaques personnelles qui n’avaient pas lieu d’être, jamais elle ne cherche, dans son ouvrage, à régler quelque compte que ce soit. C’est avec la même délicate pudeur qu’elle évoque des parts plus personnelles de sa vie, notamment le décès de son mari, sept mois après celui de Lucette, une peine profonde qui est venue se rajouter au deuil de sa grande amie. Ce n’est donc pas sans émotion qu’on lira ce livre bref, mais riche, qui nous plonge dans l’intimité de relations et d’évocations auxquelles nous n’aurions pas accès sans la plume aussi légère que sensible de ce témoin de premier plan que fut Véronique Chovin dans ces moments cruciaux de la vie célinienne.

Gaël Richard & Laurent Simon, Céline et Londres, Du Lérot, éditeur, Tusson, Charente, 2024.

 
Compte-rendu par Pierre-Marie Miroux
On connaît la capacité de recherche et d’exploration des archives de chacun de ces deux auteurs. Gaël Richard nous a déjà donné en 2008 un Dictionnaire des personnages dans l’œuvre romanesque de L.F. Céline, les documents du Procès de Céline en 2010 et un formidable Bretagne de Céline en 2013. Quant à Laurent Simon, après avoir produit un Paris Céline en 2007, il nous a entraînés, en 2016, A la randonnée du Grand Paris avec Céline, avant de publier, en 2020, une Bibliothèque de Céline, en deux volumes, en collaboration avec Jean-Paul Louis qui a d’ailleurs publié tous ces ouvrages aux éditions du Lérot.
 Quand Gaël Richard et Laurent Simon s’unissent pour documenter tout ce que l’on peut savoir actuellement de la période londonienne de Céline en 1915-1916, on peut donc s’attendre à un ouvrage exhaustif et l’on n’est pas déçu. La minutie des recherches, la quantité considérable des sources explorées, les recoupements précis et judicieux avec les textes de Londres et de Guignol’s band font de cet ouvrage un outil extrêmement précieux. Il comporte en plus de nombreuses illustrations remarquables qui nous font voir des lieux céliniens, parfois disparus maintenant. Les deux auteurs s’appuient également sur les travaux d’un excellent chercheur dont on n’entend plus parler malheureusement dans le monde de la recherche célinienne, Peter Dunwoodie, qui, en 1982, avait rédigé un article important sur L’espace londonien dans Guignol’s band I et II paru dans le volume 19 de l’Australian Journal of French Studies et, en 1988, avait fait une communication très intéressante sur Guignol’s band : un modèle illusionniste au Colloque de Londres (Ed. SEC/ Du Lérot, 1989). L’ensemble forme donc une somme complète de tout ce que l’on connaît à l’heure actuelle de cette période de la vie de Céline à Londres au sujet de laquelle il a entretenu un certain mystère: c’est sans doute la partie de sa vie que l’on connaît le moins. Les deux auteurs ne cachent pas d’ailleurs ce qui nous échappe encore, mais, grâce à eux, nous avons une synthèse claire de ce que l’on savait déjà et l’on en apprend encore davantage. Mais il faudra la découverte de nouveaux documents pour espérer en apprendre encore plus dans l’avenir.
L’ouvrage se divise en deux parties. La première, intitulée Une année à Londres, comporte quatre chapitres : « Le bureau des passeports », « La brinquebale avec Geoffroy »,  « Retour à la vie civile » et « Avec les sœurs Nebout ». On fait ainsi le tour du vécu de Céline à Londres entre avril 1915 et mars 1916. La seconde partie, intitulée A la ronde du Grand Londres, est une répertoire, par ordre alphabétique, des lieux cités par Céline dans ses « romans anglais », ce qui éclairera bien des points de la lecture de ces ouvrages. Il serait vain de vouloir rendre compte de façon détaillée de ce livre tant les informations y abondent, mais il n’y a là rien d’austère ni d’accablant. Au contraire, on ne peut qu’être captivé par tout ce qu’on y apprend. En ce sens, ce livre s’adresse à tous les amateurs de Céline, nul besoin d’être « savant » pour le lire. Par contre, on le devient en le lisant, ce qui est bien plaisant.
Il faut également associer les responsables des éditions du Lérot, Jean-Paul Louis et son fils Etienne, aux félicitations que l’on adresse aux deux auteurs, pour la publication de tels ouvrages, a priori peu commerciaux, mais d’un très grand intérêt pour les lecteurs de Céline. « Achetez Féerie ou c’est la mort ! » écrivait ce dernier. Nous n’irons pas jusque-là, mais achetez Céline et Londres et vous ne vous en porterez que mieux en tant que célinien !

Roman 20–50, juin 2024.

 
Compte-rendu par Pierre-Marie Miroux
Il convient d’attirer l’attention sur la parution du numéro de cette Revue consacré aux manuscrits retrouvés de Céline qui, bien que portant la date de juin 2024, est paru en réalité dans le dernier trimestre de l’année. Il s’agit de la Revue littéraire de l’Université de Lille, réputée pour sa qualité.
Après un Avant-propos rédigé par Régis Tettamanzi et Bernabé Wesley, texte très consistant et très éclairant sur les manuscrits retrouvés, sept articles y sont proposés, tous rédigés par des membres de la Société d’Études céliniennes. Isabelle Blondiaux y évoque « l’écriture du traumatisme » dans Guerre et Londres, Régis Tettamanzi y montre comment ces deux ouvrages sont un « laboratoire du style célinien » et, dans le même esprit, Bianca Romaniuc-Boularand situe « la place de Guerre dans l’évolution stylistique de Céline ». Deux autres articles sont consacrés spécifiquement à Guerre : celui de Johanne Bénard s’interroge sur « la première séquence du Guerre » comme « scène inaugurale » de l’ensemble du corpus des romans céliniens » et celui de Pierre-Marie Miroux est consacré aux « racines autobiographiques » de ce que Céline raconte dans ce livre. Enfin, François-Xavier Lavenne consacre une étude au personnage d’Angèle, « ange du Destin », dans Londres, tandis que Bernabé Wesley se penche sur la « légende du Roi Krogold » qui traverse toute l’œuvre de Céline. Il s’agit, certes, d’une Revue universitaire dont le contenu est forcément quelque peu « savant », mais la lecture de ces articles en est largement abordable pour tout lecteur initié de Céline. De plus, des résumés de chacun d’eux sont proposés, en français et en anglais, à la fin de l’ouvrage, facilitant ainsi leur compréhension. L’ensemble forme une bonne entrée en matière critique à l’ensemble des manuscrits retrouvés, notamment par rapport à l’ensemble des autres textes de Céline, leur donnant ainsi une place dans l’ensemble de son œuvre.
Tous les lecteurs curieux de Céline ne pourront donc que tirer profit du numéro 77 de cette Revue que l’on peut se procurer auprès du :
Service Edition Scientifique
Direction Valorisation de la Recherche
Université de Lille
Cité scientifique – Bâtiment A3 – Bureau 37Bis
59655 Villeneuve d’Ascq
Courriel : edition-scientifique@univ-lille.fr